jeudi 25 avril 2013

Emmanuel Roudier: Néandertal

J'ai le avec assiduité comme enfant Rahan (par Lécureux, comme je viens de découvrir). C'est très vrai que l'homme est toujours pareil et que la population Cro-Magnon (imaginé par un autre bédéiste comme ayant vécu il y a 20.000 ans, par les créationnistes de nos jours souvent comme après la tour de Babel à une époque où l'athmosphère avait moins de carbon 14 ce qui donne des datations radiocarboniques trop vieilles) contenait forcément des types comme on les rencontre aujourd'hui. Chez Rahan, il y a un type qui est comme ça (ou qui est plus exactement un adhérent à la philosophie des lumières avant le mot) qui se trouve parmi d'autres, tellement plus enfantins ou méchants que lui-même, avec quelques exceptions qu'il rencontre tard. Rahan, évidemment. Le héro éponyme de la BD.

La population moustérienne aussi a été à son époque une population humaine. Chez Roudier on le sent très bien. Et chez lui ce décalage quasi colonial de Rahan par rapport aux autres n'est pas là. Le héro et les méchants sont frères, ils partagent plus ou moins les mêmes croyances. Ce sont même les frères méchants qui se trouvent un peu plus skeptiques, parce qu'ils préfèrent croire en leur propre ruse et force. Son clan (et pourquoi ce mot gaélique qui désigne une autre chose dans les Pays Hauts d'Écosse?) et les autres autour sont un peu comme les tribus amérindiens ou peut-être australaborigines. Le héro comme les méchants ne se décalent pas trop. C'est même - si on vient de Rahan - un peu un déni de l'individualisme, de la possibilité de se décaler par rapport aux autres.

Je ne sais pas quelles étaient les possibilités d'être individualiste parmi les gens qui étaient fraîchement dispersés de la tour de Babel. Possiblement moins que chez les Hébreux, où on verra bientôt Abraham, et moins même que parmi les Grecs où Orphée, Hercule, et tant d'autres remettront la personne individuelle au premier plan comme, évidemment, beaucoup plus humains que la culture Achaïenne, si on devra croire Hector Munro Chadwick à propos l'âge héroïque* de la Grèce. Parce qu'ils étaient devenus païens, et le paganisme étouffe la liberté individuelle.**

Je ne sais donc pas combien on doit voir l'intégration du faible héro (ou il est fort dans les bras, mais estropié des jambes) dans les croyances plus ou moins probables chez les Néanderthaliens s'ils étaient là avant tout civilisation répérable comme tel, selon les évolutionnistes*** un déni de l'individualisme ou un souci du réalisme de la réconstruction historique.

Son originalité rahanique par rapport aux autres s'exprime plutôt dans son affection pour une louve dont personne d'autre ne veut. L'ancêtre des chiens domestiqués (ou d'une de leurs lignées) selon la réconstruction de Roudier. Il n'est pas un Léonard de Vince ou un Pascal ni non plus un Yankee de Connecticut masqué en tels qui invente les choses après les choses. Son tribu va connaître une technologie croissante, mais grâce à la décision de tel ou tel autre tribu (chez Roudier désigné comme clan!) de partager celle qu'ils ont déjà. Grâce à sa diplomatie, non à son génie. C'est un trait très sympathique.

L'histoire, quasi une histoire héroïque, mais sans la fin sombre, donc un peu hollywoodisée, si on veut, est une histoire de revendication vis-à-vis des harcéleurs, intercroisée d'une histoire de révanche obligée (avec un fratricide et une expulsion d'un frère comme ingrédients sombres), intercroisée d'une quête de la technologie des autres (une certaine lame faisant envers le bison, ce que la force humaine nue ne peut pas, et - justement - il ne possède pas cette technologie dans son propre tribu), intercroisée d'histoires de bon accueil, intercroisées d'une histoire d'amour. Je ne veux pas trop dévoiler, je vous laisse découvrir, ça se dévore vraiment, je viens de lire les trois albums (car Néandertal est un triptyque) en une session.

Une fois que j'ai lu et aimé l'histoire, j'ai aussi un sens critique. Notemment en linguiste. Rahan était compris partout où il arrivait. Qu'il croise les océans, il est compris à l'arrivée. Il n'a jamais besoin d'apprendre une nouvelle langue. Dans le scénario biblique° ceci aurait été exclu par le fait de se dérouler après la tour de Babel.°° Dans le scénario évolutionniste ça aurait été exclu par la lenteur de la dispersion humaine qui aurait entrainé des évolutions linguistiques très notables bien avant Rahan.

Le problème linguistique semble à première vue résolu par le fait que tous les "clans" - ou petits tribus ou grandes familles plutôt - sont voisins dans une très petite aire. Mais alors, comment expliquer qu'ils ne partageaient pas aussi la même culture, qu'ils gardent avec jalousie les sécrets technologiques, les uns des autres, qui sont pourtant si peu dispensables pour rendre une vie si rude un peu moins difficile? Surtout que les mariage "entre les clans" doivent ne pas avoir été les premiers, puisque le mariage dedans un clan était interdit. Le héro ne peut pas et ne pourra pas de suite non plus, épouser sa cousine si sympa. Donc, dans cette aire, il doit y avoir eu des interchanges très fréquents avant, donc une telle réserve comme entre les entreprises (Coca et Pepsi gardant jalousement leurs secrets de fabrication les uns envers les autres) paraît non juste mesquine mais idiote.

En fait, on comprend cette situation presque mieux si on part du scénario biblique d'après le déluge: en tel aire de la France des hommes dont les arrière-grands-parents avaient quitté Babel ont pu se construire une diplomatie malgré les frictions hérités de cette époque, avec déjà une langue commune acquise (par les mariages "entre les clans" sans doute), mais encore des secrets gardés par rancune et par l'ambition de les utiliser pour reprendre le dessus comme avant Nimrod avait fait autour de Babel. Je ne crois pas que ce soit le plus bibliquement correcte, je crois que la postérité de Iavan tenait ensemble et celle de Togorma aussi, mais c'est possible au moins à titre d'exception.

Pour dire vrai, je ne suis pas du tout sûr que Roudier ait cru cette situation comme en elle-même très probable, il a bien pu la construire comme juste suffisemment probable pour le but de donner une leçon de morale aux contemporains. Car, juste à la fin, vient la décision, sans doute salutaire, de se partager les savoirs technologiques des quatre tribus: celle du héro, celle où il trouvera la lame, celle où il trouvera sa femme (et qui détient le secret médical) et celle où les hommes savent bien la lutte libre. Bonne leçon aux entreprises inscrites à Wall Street avec leur brevets. Peut-être encore à d'autres.

Les trois des quatre ont auparavent fait alliance contre une cinquième tribu, les "croque-morts", des gens qui font le cannibalisme. C'est très réjouissant de la part de Roudier, vu qu'il y a une évidence que le cannibalisme ait été pratiqué à l'âge de pierre, qu'il en fait une exception culturelle, horrible pour tous les autres, détestable comme les Cathars étaient détestables aux yeux de nous Catholiques. Notre héro devient donc un peu un Simon IV de Montfort-Amaury (également de Leicester), après que des femmes aient fait figure de Pierre de Castelnau. J'apprécie beaucoup.

Hans-Georg Lundahl
Nanterre, BU
St Marc Évangéliste
25-IV-2013

*Hector Munro Chadwick: The Heroic Age (1912)
http://archive.org/stream/heroicage00chaduoft/heroicage00chaduoft_djvu.txt


** Grèce pré-chrétienne était évidemment en certains contexts une exception. Pas en tous, qu'on se souvienne d'Antioque Épiphane qui voulait forcer la conscience des Juifs à intégrer l'idolâtrie. Et du procès de Socrate, et du fait que certains cas notables étaient déjà très sévèrement punis: Hippolyte, Antigone. J'ai eu un professeur de Grec Ancien qui était lui-même tellement anti-individualiste qu'il considérait qu'Hippolyte mérait d'être malheureux par son refus "agan", "trop poussé", d'adorer Aphrodite. Et ses mots peu respectueuses devant son père pendant une querelle. Mais alors il n'était pas exactement un intégriste, ni de sa confession "formelle" luthérienne, prévalente chez nous, ni du Catholicisme.

***Moins probables s'ils étaient juste deux ou trois générations après d'avoir assisté aux bâtiments de Babel sous Nimrod. Mais telle n'est pas la perspective de l'auteur évidemment.

°Qui est un peu exclu des "âges farouches" de cet auteur. Dans le scénario biblique les gens avec une telle technologie sont des robinsonades contemporains avec des gens qui ont gardé un peu plus, que ça soit avant le Déluge avec Nod ou après plus proche de Mésopotamie. Si Lécureux avait envisagé des choses comme ça, Rahan en tant que voyageur superulyssien les aurait rencontrés. Et en plus, les robinsonades auraient gardé la mémoire de la technologie perdue, sinon une mémoire suffisant pour la faire revivre directement, au moins une mémoire générale. Le luge et la fronde et le filet de pêche et le hameçon n'auraient pas tous été des découvertes ou inventions quasi fortuites. Notons que si l'archéologie peut bien regarder dans les excavations quelle était la technologie immédiatement accessible aux hommes de Tayac les Eyzies ou du Moustier dans la vallée de la Vézère, ceci ne détermine pas avec quelle technologie ils avaient un rapport par mémoire ou par rumeurs des contrées lointains.

°°À supposer que ces créationnistes aient bien positionné l'âge de pierre par rapport à la chronologie biblique.

mardi 2 avril 2013